Après délibérations du jury, les résultats sont les suivants :
1er prix ex aequo : Jacques Capelle pour « Notre Héros »
Solène Durand pour « Les meilleures amies »
3ème prix : Michèle Badel pour « Kévin »
4ème prix: Bruno Brulet pour « La cour des grandes »
5ème prix : Aubad Flor Ann pour « Poison de secret »
NOTRE HÉROS
Notre Héros
Jacques Capelle
8 mai 1946.
Je suis là, comme tant d’autres devant le monument aux morts de ma commune, à entendre la litanie interminable et lugubre des « Morts pour la France », de 14-18. Vient le tour des victimes de la dernière guerre. Un seul nom : Antoine Marchand.
Cette cérémonie terminée, la foule se rend rue de l’Abreuvoir, qui va changer de nom. Le maire, dans un silence religieux, dévoile la nouvelle plaque : Rue Antoine Marchand. Puis c’est le discours :
— Antoine Marchand, tu t’es sacrifié pour nous. Ta conduite héroïque a permis que nous remportions la victoire. Ton nom est à jamais gravé dans nos cœurs et nos mémoires…
Et je pensais :
— Arrêtez, monsieur le maire, vous allez nous faire croire qu’il a gagné la guerre à lui tout seul !
Après l’inauguration, tout le monde se rend à la mairie pour partager le verre de l’amitié. Beaucoup me questionnent : Tu étais dans la Résistance toi aussi ! Tu as participé à cette opération ? Si on connaissait le salaud qui l’a dénoncé, on le buterait avec grand plaisir ! D’autres ajoutent : Et quand on pense que sous la torture, il n’a pas dénoncé ses camarades de combat ! Quel homme !
Que leur dire ? Je réponds évasivement et m’éclipse très vite. Ces conversations me deviennent insupportables. Pas question que je dise ce que je sais ! Antoine, c’était mon cousin. Nés la même année, nous avons fait notre scolarité ensemble, à l’école primaire. Après mon certificat d’études je partis à l’usine. Je n’étais pas un mauvais élève, mais les études ne m’attiraient pas particulièrement, et surtout, il fallait ramener de l’argent à la maison. Antoine était
brillant et ses parents avaient du bien. Collège, lycée, études d’ingénieur. Tout lui réussissait. Il n’avait pas le triomphe modeste et se moquait facilement des autres. Là où il ne brillait pas, gymnastique, dessin, musique, il disait qu’il fallait bien laisser quelque chose aux imbéciles.
Comme il était beau garçon, toutes les filles lui tombaient dans les bras. Quand il voyait l’un deux sortir avec une fille, il s’arrangeait pour la conquérir, et une fois l’opération réussie, la laissait tomber ! Ses amis étaient rares, pourtant j’en faisais partie.
Cherchant toujours à se faire remarquer, il décida de ne plus écrire à la main, mais à la machine, considérant que ce cela révélait un autre standing. Il acheta la meilleure de l’époque, une Underwood et
une méthode pour taper avec ses dix doigts. Quand j’allais chez lui, il était très fier de me la montrer et de faire une démonstration de ses talents. Mais il râlait après le fabricant parce que la lettre « a » n’était pas parfaitement alignée avec les autres. J’avoue que cela ne sautait pas aux yeux et qu’il devait être le seul à l’avoir constaté.
Quand la guerre commença, nous étions trop jeunes pour y participer. D’abord, il y eut la « drôle de guerre », pendant laquelle il ne se passa rien, puis les combats brefs, qui amenèrent la France à capituler en juin 40 après seulement un mois et demi d’affrontements.
Habitant la zone sud, nous étions relativement tranquilles. Tout se gâta dès novembre quarante-deux quand les Allemands occupèrent la totalité du pays. Et à sentir franchement mauvais quand le S.T.O.
(Service du Travail Obligatoire) fut instauré. N’ayant pas d’atomes crochus avec la gent teutonne et l’idéologie nazie, je fis comme beaucoup d’entre nous : je rejoignis le maquis.
J’avais proposé à Antoine d’être des nôtres, il déclina l’invitation. Il n’avait pas d’amitié particulière pour l’occupant mais considérait qu’un homme de plus ou de moins dans la résistance ne changerait pas le cours de l’histoire. De plus, il ne craignait pas le S.T.O. car il travaillait dans l’entreprise paternelle qui fournissait les Allemands ; et les affaires étaient prospères !
Il fut fusillé fin juin 1944, à la suite d’une dénonciation, disait – on. Il aurait avoué sa participation au déraillement d’un train transportant armes et munitions vers le front de Normandie. Le problème, c’est
qu’il n’y était pas ! Et je suis bien placé pour le savoir : j’étais avec deux autres camarades responsables de ce sabotage. Je suis le seul témoin, les deux autres résistants ayant été tués dans un combat auquel je n’avais pas participé. Puis notre petit réseau fut décimé et je dois être le seul à connaitre la vérité.
A la libération, monsieur Marchand ne fut pas inquiété par la nouvelle autorité. Bien sûr, il avait magouillé avec les Allemands, mais la conduite héroïque de son fils lui évita la prison : pas de double peine.
En 1948, je fus embauché à la préfecture pour m’occuper des archives, travail à l’époque peu épuisant, qui me laissait du temps libre. J’avais repéré dans un coin de mon domaine quelques cartons. C’étaient des archives allemandes que l’occupant n’avait pas eu le temps d’emmener lors de son départ, en juillet
Je n’ai pas étudié l’allemand, mais étant curieux de nature, je feuilletai les documents. Quelle ne fut pas ma stupéfaction quand je découvris la lettre de dénonciation ! Anonyme, bien sûr et tapée à la
machine à écrire. En regardant attentivement, je vis que les « a » présentaient un très léger défaut d’alignement ! Ce texte avait été rédigé sur la machine d’Antoine, mais par qui ? A ma connaissance, trois personnes y avaient accès : ses deux parents et la bonne. Si cette dernière avait été une jeune fille séduite par Antoine puis délaissée comme il en était coutumier, elle aurait été la coupable à coup sûr. Mais Marijo, célibataire, travaillant chez les Marchand depuis plus de vingt ans, et ayant élevé Antoine comme
un fils, l’adorait, lui passait tous ses caprices et excusait ses facéties et autres tours pendables.
Le mystère restait entier.
Il y a peu de temps que je crois connaitre la vérité. Alors que j’étais en consultation chez mon médecin généraliste, le docteur évoqua ces heures sombres.
— Tu étais ami avec Antoine, un des rares, et son parent en plus. Je vais te confier quelque chose, mais n’en parle jamais, je démentirais.
— Quand Antoine fut fusillé, il lui restait peu de temps à vivre. Il se savait atteint d’une saloperie qui devait l’emporter à court terme. Il ne voulait pas que ça se sache et même m’a fait promettre de détruire son dossier médical après sa mort.
Je ne dis rien au praticien de ma découverte.
Aussitôt je réfléchis. Et puis l’illumination. J’avais compris ! Il s’était dénoncé lui-même !
Avec son ego surdimensionné, Antoine avait toujours voulu être le meilleur, le premier, celui devant qui on s’extasiait. Même sa mort ne devait pas être quelconque ; hors de question pour lui de sombrer dans l’oubli. Alors, il imagina ce stratagème, brillant, il faut l’avouer. Chapeau l’artiste !
Et maintenant, que faire ? Je possède la lettre de dénonciation, mais j’ignore si la machine à écrire existe toujours. D’autre part, j’ai un témoignage oral inexploitable. Je ne me vois pas en train d’essayer de « déboulonner la statue d’un héros mort » ! Je me ferais insulter, conspuer.
La population peut croire ce qu’elle veut, je m’en moque.
Vous allez peut-être penser que je suis mesquin : quand je me déplace dans le village, je n’emprunte jamais la rue Antoine Marchand, quitte à faire un long détour.
Les Meilleures Amies
Solène Durand
Je traverse discrètement le jardin, les bras chargés d’une quiche aux courgettes. Les convives de Mél sont en effervescence : Monsieur et Madame Franchon, les aimables octogénaires du coin de la rue,
toujours enclins à prodiguer le conseil que personne n’a sollicité ; Margot, l’adolescente youtubeuse à ses heures, qui confond le talent avec la popularité ; Esteban, trentenaire efflanqué, qui vient de quitter le cocon parental, découvrant par la même occasion les temps de cuisson menant de l’œuf mollet à l’œuf dur. Parents et voisins ont répondu présents pour célébrer les quarante ans de Mél. En ce jour de grâce, elle trimbale sa jovialité d’un groupe à l’autre, ses coups de hanche compensant le dénivelé des talons aiguilles qui s’introduisent dans la terre meuble. Déposée sur la table en bois, près du gâteau rose glacé arborant le « Happy Birthday » de circonstance, ma quiche parait modeste. Mél s’approche, rayonnante,
les pattes d’oie dissimulées sous une couche de fond de teint bon marché.
—Ma chérie, je suis tellement heureuse de te voir ! Tu m’as manqué ! Mets -toi à l’aise, les petits fours sont par ici.
Elle me claque une bise tonitruante sur la joue et s’en retourne aussi sec à ses grillades dont émanent d’épaisses volutes grisâtres
—Merci Mél.
Je ne suis pas sûre qu’elle ait entendu mes deux mots aimables. Nos retrouvailles sont cordiales, mais aussi plates que l’encéphalogramme d’un insecte collé sur du papier tue-mouche. Comment soupçonner que nous avons été si proches pendant vingt ans en nous observant aujourd’hui ?
Je me glisse vers Monsieur et Madame Franchon, penchés l’un vers l’autre. Madame chuchote à l’oreille de Monsieur, qui hoche la tête d’un air entendu, un verre d’alcool coincé entre ses doigts épais.
M’apercevant du coin de l’œil, ils se redressent et m’adressent leur plus beau sourire mondain.
—Bonjour Stéphanie. Comment allez-vous depuis tout ce temps ?
—Bien Madame Franchon, je vous remercie.
—C’est agréable de voir toute cette jeunesse par une si belle journée. Vous ne trouvez pas ? Mél s’est surpassée. Qui aurait cru qu’elle remonterait si vite la pente après toute cette histoire ?
Nous y voilà. Madame Franchon a au moins le mérite de médire tout haut ce que chacun murmure tout bas.
—C’est ce qu’il aurait voulu.
—Vous croyez ? C’était un homme discret. Qui peut savoir ce qu’il penserait de ce barbecue dispendieux un an à peine après sa disparition ?
Comme pour ponctuer la phrase de Madame Franchon, Mél m’adresse un signe de la main, en arborant un rictus d’un rouge outrancier.
—Excusez -moi Madame Franchon, je n’ai pas salué tout le monde.
Je joins le geste à la parole et me dirige sans me retourner vers la jeunesse qui fait tant saliver cette commère des beaux quartiers. Margot a le nez collé sur l’écran bleu qui lui sert de cervelle. Elle lève le bras, se compose une moue étrangement boudeuse pour une gamine de cet âge et se prend en photo. Tel un braconnier en safari qui étudie les habitudes des animaux sauvages qu’il traque, je ne peux détourner mes yeux de Margot, représentante d’une nouvelle espèce qui envahit de façon certaine nos territoires.
—Salut Stéphanie. Ça faisait un bail.
—Bonjour Margot. Oui, j’ai été pas mal occupée ces derniers temps.
Excuse minable pour ne pas dire que ma présence en ce lieu me vrille les intestins, que je me sens comme un devoir d’être là pour une vieille amie dont je me suis pourtant éloignée depuis plusieurs mois, par la force des choses.
—Tu peux me prendre en photo devant la terrasse ? Mes followers vont adorer.
—Ils vont adorer quoi ?
—Voir où il vivait avant de disparaitre. Ce genre d’images a un succès fou sur internet. Ça va booster la visibilité de ma chaine de faits divers.
—Margot, je ne trouve pas que cela soit très respectueux envers Mél.
—Mais regarde la ! Elle est passée à autre chose.
Les paroles de Margot sont obscènes de vérité, transparentes d’évidence. Mél a tourné le dos à ce soir moite de juillet au cours duquel son mari a disparu. Elle a affronté avec dignité les interrogatoires serrés, les ragots et les regards en coin. Le mouchoir à portée de main, la féminité en berne, elle a remonté la
pente petit à petit, notre amitié dégringolant derrière elle.
—Oui Margot. Tu as sans doute raison. Mais cela me gêne quand même.
Je délaisse sans plus de ménagement ce vautour 2.0.
Esteban m’interpelle, alors que je jette au fond de mon gosier un liquide ambré que j’espère être de l’alcool fort.
—Alors Stéph ! Tu te joins à nous finalement. On se demandait si tu allais venir.
—Oui mais je ne vais pas rester longtemps.
—Toi aussi ça te met mal à l’aise tout ça ? Vous étiez proches quand même ! La police t’a questionnée ?
Rien de pire que l’interrogatoire du détective du dimanche.
—Oui Esteban. Comme nous tous ici, j’imagine.
—Je n’ai jamais trouvé cette histoire très nette. Disparaitre entre sa maison et la station essence, sans même avoir pris son portefeuille !
—S’il y a eu enquête, c’est que cela n’est pas très net comme tu dis.
—Madame Franchon affirme que les disparitions sont toujours liées à des histoires de coucheries. Il avait une maitresse, tu crois ?
—Je ne crois rien du tout Esteban. La police a fait son travail et je n’ai aucun jugement à porter sur le couple de Mél et Frédéric.
—Oui, mais toi tu les fréquentais beaucoup à cette époque. Tu dois savoir des choses !
—Tout ce que je sais, je l’ai dit à la police. Ecoute, je ne me sens pas très bien. Je suis contente de t’avoir revu mais je dois rentrer.
Peu m’importe ce qu’Esteban pense de mon départ précipité. Ils me dégoûtent tous autant qu’ils sont.
Frédéric n’était pas un fait divers ou une attraction touristique pour ado en mal de vues sur internet. C’était un homme, avec ses rêves, ses envies. Ils ne savent rien et se repaissent de leurs cancans pour
agrémenter leur brunch dominical. A défaut de suffoquer, un os de poulet coincé en travers du gosier, j’aimerais qu’ils s’étouffent dans leur honte. La bile au bord des lèvres, je m’éloigne au fond du jardin.
Mél est sur mes pas, la mine inquiète. Pour moi ?
Elle me rejoint près du carré de roses. Ironie du sort, c’est à cet endroit précis que notre amitié a vacillé.
Les Pierre de Ronsard et les Iceberg sont épanouies, leurs effluves plus entêtants que l’année passée.
—Stéph, ça ne va pas ?
Mél a quitté le masque stérile qu’elle arborait depuis mon arrivée. Nous voilà face à face, avec pour seuls témoins les pétales serrés comme des bouches cousues.
—Non Stéph, ça ne va pas. Je n’ai rien à faire ici. Je n’aurais pas dû venir.
—Tu le penses vraiment ? J’aurais été déçue. Tu es toujours ma meilleure amie. Mais tout a été si compliqué après la disparition de Frédéric.
—Tu peux le dire. Je constate toutefois que tu te portes mieux.
—Et alors ? Tu devrais te réjouir pour moi !
—Et qui se réjouit pour Frédéric ? Je ne m’endors jamais sans penser à lui. À ton coup de téléphone cette nuit-là.
—Vers qui d’autre aurais -je pu me tourner ? S’il te plait Stéph, ne me juge pas. Je mérite une seconde vie. Et toi aussi. Il faut tourner la page.
—Je ne te trahirai pas Mél. Mais ne me demande pas de tourner la page. Je ne peux pas oublier ce qu’il s’est passé.
—Je comprends.
Mél recompose ses traits d’hôtesse de maison et m’abandonne près des fleurs, non sans avoir posé une main froide sur mon épaule dénudée. Une marque de tendresse ou une menace de constriction si ma langue devenait trop pendante ?
Les escarpins plantés avec dignité dans la terre détrempée, Mél a rejoint les festivités. L’air de cette nuit-là était également humide. J’entends à nouveau les pleurs de Mél dans le combiné, entrecoupés de hoquets : « dispute », « accident », « chute », « sang ». Je n’avais pas demandé plus d’explications. Je n’en demanderais jamais. Lorsque je débarquai chez Mél, Frédéric gisait au sol, les yeux fixes et voilés.
Une brise soudaine malmène les buissons épineux que Frédéric taillait chaque année afin de leur insuffler le volume parfait et leur rendre la symétrie que les feuilles gorgées d’eau avaient déséquilibrée. Il admirait l’élan de vie et la délicatesse de ces plantes, puisant leur force dans le sol tout au long de l’hiver,
jusqu’à leur renaissance printanière.
Cette saison encore, Frédéric a permis aux roses de s’épanouir. Elles ont absorbé sa vigueur.
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