Ugo Bertani : une vie bien remplie

En complément de la page qui est consacrée à Ugo dans le Magazine municipal n°28 – automne 2022, voici le récit complet de sa vie, recueilli par sa fille Sylvie.

Un retraité heureux (et actif)

Je suis né le 10 décembre 1921 à Montecavolo, province de Reggio-Emilia, dans le centre de l’Italie bien connue pour son parmesan, son jambon de Parme et autre charcuterie, sans oublier le vinaigre balsamique. Je suis l’aîné de 4 enfants : 3 garçons, 1 fille. Nous avions un peu moins de 2 ans de différence entre nous : par ordre, mon frère Livio, puis Savino et enfin ma sœur Ada.
Ma mère, Corina Poli, était d’une famille de 9 enfants (6 sœurs et 3 frères). Elle épousa mon père Alfredo Bertani issu d’une famille de 16 enfants. Nous habitions à Montecavolo mais mes parents avaient un petit terrain à 4 km du village, lieu-dit Salvarano. Nous y étions heureux jusqu’au jour où papa, pour se rafraîchir d’une très chaude journée d’été (dans la plaine du Pô les étés sont torrides et étouffants), se baigna dans le fleuve Enza, et attrapa une broncho-pneumonie qui fut fatale.
Ainsi, à l’âge de 6 ans, je fus promu « chef de famille », ma sœur cadette n’avait que 10 mois. Nous dûmes aider notre mère à reprendre le travail de la ferme jusqu’au jour où ma grand-mère maternelle qui avait une ferme plus importante nous accueillit chez elle. Je n’y étais pas heureux. J’étais terrorisé par cet endroit triste et isolé, la maison froide, sans électricité (seulement des lampes à huile), les cris des oiseaux sauvages la nuit.
Par chance, ma mère a dû se transférer dans un proche village, Bibbiano. Ce nom résonnait de façon magique. La maison était accueillante et de suite je m’y suis plu. Avec mon frère Livio, j’ai été accueilli par mon oncle maternel Arnaldo qui nous éleva comme ses propres fils. Ce fut une période heureuse. En Italie l’école se termine à 13 h, aussi j’occupais mes après-midi en élevant des pigeons et des lapins que je revendais. Ce fut le début de mes activités commerciales !
Passionné de mécanique, âgé de 12 ans, après les heures d’école, je me rendais au garage de réparation de matériel agricole pour y faire mes premières armes dans le métier..

À 14 ans, après avoir obtenu mon certificat, je me suis expatrié à Milan en vue de me perfectionner en mécanique automobile. Adolescent, seul et perdu dans cette grande métropole ce fut une période difficile, mais rapidement je trouvais un premier travail dans un bar pour faire la plonge le soir. Les dimanches après-midi, je travaillais en garage afin de compléter mon petit salaire.
À 18 ans je fus appelé au service militaire. Nous étions en 1939, c’était le début de la seconde guerre mondiale. Je fus affecté, dans l’armée royale italienne de Victor Emmanuel III (ce corps d’armée, dont le commandant en chef nominal était Sa Majesté le roi, existera jusqu’en 1946 ; il était en opposition à l’armée fasciste mussolinienne des Chemises Noires).
Je fus recruté dans le corps militaire alpin, Alpini, dans les troupes de garde frontières sur la frontière yougoslave à Pordenone. Ces divisions de montagne différaient d’une division d’infanterie standard en ce que chaque régiment avait ses propres services d’artillerie, de génie et auxiliaires associés au régiment sur une base permanente.
En 1941, avec l’invasion allemande de la Yougoslavie, notre armée s’est repliée dans le sud de l’Italie, à Naples, où nous avons embarqué pour l’île de Rhodes placée sous l’occupation de l’Italie et de l’Allemagne.En juillet 1943, la Sicile est envahie par les Alliés et le 8 septembre 1943, l’Italie signe l’armistice. En l’absence d’ordres des hauts commandements et du manque d’informations sur la situation générale des forces armées italiennes, le haut commandement des forces armées italiennes en mer Égée (dont le quartier général était à Rhodes) devait trancher entre continuer à combattre aux côtés des forces allemandes ou rester fidèle au roi Victor Emmanuel III. Pendant plusieurs jours, notre armée, fidèle au roi, va combattre les Allemands espérant avoir un renfort des forces britanniques bloquées au large de l’île par les bombardements allemands.
Je fus fais prisonnier fin 43 et envoyé dans un camp de travail forcé proche de Berlin où je devais faire des travaux de terrassement pour dégager les routes bombardées par les américains.
Ne pesant plus que 45 kg et atteint de malaria, je fus transporté à l’hôpital militaire américain sous contrôle allemand. Je reprenais des forces et dressais un plan d’évasion. Je réussis à m’échapper. À pied, je rejoignis mon village de Bibbiano et, en 1944, j’entrais comme volontaire chez les partisans. J’ai intégré la brigade SAP (Squadra di Azione Patriotica) de Reggio-Emilia, formellement constituée en décembre 1944.Le 25 avril 1945, jour de la libération en Italie, avec les partisans, j’entrais dans ma ville de Reggio-Emilia libérée.

Reproduction du journal municipal de Bibiano d’avril 2005 commémorant le cinquantenaire de la Libération par les partisans. On reconnaît Ugo Bertani (2ème à gauche)

Après la guerre l’Italie était exsangue ; l’arrivée de la mafia napolitaine laissait peu de perspectives pour trouver du travail.
Aussi, en 1946, avec 10 autres personnes, dont mon frère Livio, nous décidâmes d’émigrer vers la France avec l’espoir de trouver du travail et d’avoir une vie meilleure. Je devais émigrer et quitter le pays que j’aimais et pour lequel je m’étais battu.
Nous partîmes en automne à pied, valise à la main, franchissant les Alpes, trouvant par surprise la neige et surtout, PANIQUE, lorsque nous avons pris conscience de nous trouver au milieu d’un terrain miné par les allemands. Pour l’anecdote, nous avons été sauvés par un animal qui traversait le champ de mine et que nous avons suivi pas à pas.Nous arrivâmes à Modane (Savoie) sous la pluie et dans le froid. Nous nous sommes présentés à la gendarmerie, en tant que clandestins en quête d’emploi.
Après une nuit en cellule (pour les formalités, mais bien accueillis), le lendemain matin nous avons été présentés à des employeurs en quête de main d’œuvre. Mon frère et moi, avons été recrutés à Sens par une succursale de Pont-à-Mousson avec un contrat de 3 ans. Aucun de nous ne parlait français. Une partie de notre salaire était envoyée en Italie pour soutenir notre mère qui ainsi put s’acheter une maison et un champ à cultiver.À Sens, en échange de travaux de jardinage réalisés le dimanche après la semaine de travail à Pont-à-Mousson, mon frère Livio et moi-même étions logés gratuitement dans une pension de famille, gérée par une sage-femme qui y accueillait les jeunes femmes prêtes à accoucher. Elle allait devenir ma belle-mère. Sa fille, Jacqueline, qui nous aidait dans l’apprentissage du français, devint ma femme en mai 1952.
De ce petit groupe d’exilés, seulement mon frère, moi et une jeune femme avons décidé de rester en France. Pour l’anecdote, la jeune femme qui souhaitait se présenter en France de la meilleure façon, s’était embarquée dans l’aventure avec de jolis escarpins pas du tout adaptés à la montagne et encore moins à la neige qui nous avait surpris. Elle avait, bien sûr, les pieds gelés aussi mon frère a porté sa valise et moi je l’ai portée sur les épaules jusqu’à la frontière. Au final, mariée avec un Français, elle s’est définitivement établie en France. En revanche, mon frère Livio, désireux de rentrer rapidement en Italie, à expiration du contrat avec Pont-à-Mousson, est parti travailler dans les mines de charbon du Nord. Le travail était dangereux (plusieurs fois, il s’est trouvé prisonnier dans la mine après un coup de grisou), mais le salaire était bon.
Me concernant ce fut le début d’une vie nouvelle. L’intégration n’était pas toujours facile. Dans cette période d’après-guerre, les Italiens étaient qualifiés de « macaronis ».
Grâce à Jacqueline j’avais acquis quelques bases de français. Après Pont-à-Mousson j’ai travaillé pendant une année la mécanique pour l’armée américaine basée près de Sens, puis dans un garage de voitures avant de devenir contremaître dans le garage concessionnaire Peugeot à Joigny où je m’étais transféré avec ma femme. Nous y restâmes jusqu’en 1959.Avec le concours de la tante de ma femme qui habitait Vendôme, je me mis en quête d’un garage dans la région. Je voulais être garagiste et à mon compte. Ce fut Ballan-Miré. Nous emménageâmes en 1959. Ballan n’était à l‘époque qu’un bourg. Le garage de « Tournebride » situé Boulevard du général de Gaulle était en vente. Il avait eu ses heures de gloire à l’époque de l’ancien propriétaire, M. Crépin, qui l’avait ensuite laissé en gérance. Il n’était plus qu’un hangar vidé de tout matériel, en terre battue, envahi par la vigne.

L’arrière du garage dans les premières années

De nationalité italienne, ne disposant que d’une carte de « résident privilégié », je ne pouvais pas me porter acquéreur, ce fut donc ma femme qui devint officiellement la « garagiste » et moi son employé. J’obtins, enfin, après bien des complications, ma naturalisationle 1er mars 1962. Jusqu’au moment de ma naturalisation, je devais renouveler chaque année ma carte de résident ; c’était toujours un moment d’incertitude et d’angoisse.                                                  
Enfin mon vœu se réalisait : exploiter mon propre garage.
Les débuts furent très difficiles. Il fallait tout construire et la maison manquait de confort (toilette dans la cour, pas d’eau courante seulement un puits, chauffage au poêle…). Au début ma femme était totalement découragée au point d’en pleurer mais malgré le désarroi nous n’avons pas renoncé.
Avec le garage, nous avions également une station-service, de marque AZUR qui devint TOTAL dans les années 1965.
Jacqueline assurait le service à la pompe tout en gérant la comptabilité du garage.

Mme Bertani et sa fille Sylvie à la station-service dans les années 1960.

Nos premiers clients furent M. et Mme Yann. Ils devinrent rapidement notre seconde famille. Ils étaient le « papé » et la « mammé » des enfants qui se réjouissaient de partir quelques jours en vacances avec eux.
L’intégration fut également facilitée par la gentillesse de nos voisins, les Surrault. Monsieur Surrault était forgeron/maréchal-ferrant. À peine levés, les enfants se précipitaient chez nos voisins, fascinés par le travail à la forge, le ferrage des chevaux (nombreux étaient encore les chevaux de labour pour les travaux des champs), les grosses machines agricoles en attente d’une réparation. Les Surrault devinrent, eux aussi, des amis.
Progressivement des travaux furent réalisés pour agrandir le garage, l’outiller et le mettre aux normes toujours plus rigoureuses. Je suis devenu également concessionnaire Renault. La partie vente était surtout du ressort de Jacqueline.

Vue aérienne du garage, entre le boulevard du Général de Gaulle
et la rue des Hérissières.

Les journées étaient longues, près de 18h, 7 jours sur 7 (exception faite du 15 août où nous partions dès 4h du matin pour une journée à la mer sur la côte Atlantique).
Tout le monde savait qu’on pouvait faire appel à « Bertani » à presque tout moment. La gendarmerie de Joué-lès-Tours (il n’y en avait pas à Ballan) ne manquait pas d’appeler ou de transmettre le numéro de téléphone en cas de besoin.

Ugo Bertani dans son cadre de travail.

Disposant d’une dépanneuse, la seule dans la région, j’assurais aussi les dépannages de nuit comme de jour, dimanches et fêtes. Il m’arrivait d’aller jusque vers Chinon, surtout l’hiver pour sortir du fossé des voitures qui avaient dérapé avec le verglas.
 Il n’était pas rare d’être réveillé dans la nuit par des cailloux lancés contre les volets métalliques pour dépanner en essence un automobiliste malchanceux. Je me levais et j’ouvrais les pompes ….
Le garage ne désemplissait pas. Il m’arrivait de ne pas pouvoir garer toutes les voitures qui ainsi s’alignaient le long du Bd du Général de Gaulle. J’avoue que j’avais du mal à respecter le calendrier vis-à-vis du client et lorsque ce dernier venait chercher sa voiture et que celle-ci n’était pas prête, j’engageais avec lui une négociation pour un nouveau délai qui souvent relevait du défi. Souvent avec Jacqueline nous allions livrer la voiture la nuit, la laissant soit dans la cour du client ou devant son domicile, les clés dans la boîte à gants !
Beaucoup d’anecdotes ont émaillé cette longue carrière et certaines conservent un souvenir particulier telle que lorsque le chanteur Dave, qui se rendait à une foire aux vins à Chinon, s’est arrêté pour faire le plein d’essence de tous ses véhicules et qu’ayant vidé mes cuves, j’ai dû demander un réapprovisionnement. Il y eut ce dimanche où le général Rondeau, en panne à Montbazon, fit appel à mes services. Il tombait des cordes et la femme du général tenait le parapluie pour me protéger alors que j’étais plongé dans l’examen du moteur. L’heure du déjeuner étant dépassé lorsqu’il fallut venir à Ballan pour consolider la réparation, le général gêné et confus alla chercher un grand panier de victuailles chez un de nos commerçants pour l’offrir à Jacqueline. Il y eut également ce Tourangeau de retour du Japon qui rapporta de son séjour une carte de gratitude que lui avait confiée là-bas une famille japonaise que j’avais dépannée et aidée à trouver un gîte….Et encore ce jour de verglas où 4 voitures s’entrechoquèrent au carrefour du Boulevard du Général de Gaulle et de la rue du Commerce (les accrochages étaient fréquents à cet endroit) et alors que je dégageais une des voitures, une cinquième ayant perdu tout contrôle vint se planter dans la station -service et coucher la pompe qui servait le mélange pour les moteurs 2 temps. Heureusement, avec Jacqueline, nous avions eu juste le temps de nous éloigner et de ne pas être fauchés.

Progressivement la clientèle s’est constituée et fidélisée. Souvent des relations amicales ont perduré au-delà même de mon activité de garagiste.
Lorsque j’ai décidé de prendre ma retraite ce fut un crève-cœur. J’étais fatigué. Suite à une fracture de l’épaule non soignée, mon bras gauche était handicapant et aujourd’hui mon bras est presque bloqué.
C’était douloureux de quitter mon garage, mes clients pour lesquels j’ai toujours eu le plus grand respect et qui me l’ont toujours rendu.
À ma retraite, j’ai continué à m’intéresser à la mécanique, mais je me suis surtout épanoui dans mon jardin. Là aussi, il y avait tout à faire. Un nouveau défi. Les journées étaient, à nouveau, longues alors que rien ni personne ne m’y contraignait. Il y avait simplement ce sens de devoir achever un travail entamé.
 Avec Jacqueline nous prenions nos premières vacances pour nous rendre dans ma famille en Italie ou retrouver quelques jours son frère installé dans le Var.
Au fil du temps, le poids des années s’est fait sentir. J’avais du mal à maintenir la même activité au rythme que je m’imposais. Je ne renonçais pas, je n’ai jamais renoncé ma vie durant.
Il aura fallu un malaise cardiaque pour que tout change, j’avais 98 ans. Jacqueline m’avait quitté depuis 11 ans. Vivre son absence avait été difficile. Cette attaque m’a décidé, en accord avec mes enfants, à entrer à l’Ehpad de Beaune en octobre 2020. C’est ma troisième tranche de vie.
Pour être honnête, ma maison me manquait, mon jardin, mon bricolage mais il ne faut jamais regarder en arrière, il faut bâtir avec le présent.
Ma maison me manque toujours, j’y reviens assez régulièrement, et lorsque j’y retourne, je retrouve pour un moment mon plaisir de jardiner comme autrefois, plus lentement, plus difficilement, mais heureux.
A l’Ehpad j’ai trouvé la tranquillité, la sérénité et aussi de la gentillesse. En décembre 2021, j’ai fêté à de Beaune mes 100 ans entouré de mes enfants, du personnel très chaleureux. Un merveilleux souvenir d’une très belle fête joyeuse.

La fête à l’Ehpad de Beaune pour les 100 ans d’Ugo.

Cette année, j’ai pu planter des géraniums et six pieds de tomates dans le petit jardin de De Beaune pour le plaisir de tous et mon plaisir de « jardinier » de voir pousser, croitre …la vie.
Chaque jour, je fais une grande promenade. C’est bon pour les articulations. Il ne faut pas se laisser aller. L’occasion m’est ainsi donnée de rencontrer d’anciennes connaissances, d’anciens clients et de pouvoir prendre des nouvelles.
Depuis peu, l’Ehpad de Beaune a mis à disposition un vélo d’appartement. Autrefois, retraité, j’aimais faire du vélo, aujourd’hui je retrouve ce plaisir quotidiennement grâce à ce vélo que De Beaune nous permet d’enfourcher.…
Enfin, j’ai la passion de la lecture. Je suis curieux. J’aime tout ce qui concerne l’Histoire, les nouveautés techniques me fascinent. Malheureusement, la cataracte (non opérable à mon âge) m’handicape. M’aidant d’une loupe, j’arrive encore à lire les histoires du ranger Tex Willer (BD en italien), héros mythique, récit à la Jack London. Tex est paru en 1948 et n’a pas pris une ride. Cela fait parfois sourire le personnel soignant…