Le mot sur la langue

L’amour de la langue française anime ces trente et une chroniques parues dans le magazine municipal de Ballan-Miré au cours des dix dernières années, et rassemblées ici pour honorer la mémoire de Jacques Chupeau. On y retrouvera, jointe à un authentique talent d’écrivain, la subtile alliance d’érudition, de rigueur intellectuelle et d’humour qui rendait l’homme si original et si attachant.

La rivière de mon enfance

La rivière de mon enfance 
Est une fille des marais ;
Elle en respecte le silence 
Et sa discrète nonchalance 
Fait aimer le calme et la paix.

À l’âge où l’on rêve des îles 
La rivière a bercé mon cœur.
La lenteur de ses eaux tranquilles,
Loin des turbulences des villes,
Avait le rythme du bonheur.

Tout paysage est poésie
Au regard rêveur de l’enfant.
Ma rivière était cette amie,
Cette sœur à qui l’on confie
Sans crainte ses premiers tourments.

La robe verte des lentilles
Couvrait d’insondables secrets
Pour l’enfant qui jouait aux billes,
Les jupes à volants des filles
Masquaient de plus maigres attraits.

Au fil des heures, ma rivière 
Se paraît de charmes nouveaux.
La caresse de la lumière
Mettait de l’or dans les paupières
Pour que tout devienne plus beau.

Sous la conduite d’un grand-père
Qui savait mentir comme il faut,
J’ai pénétré le blanc mystère
Du ruban de brume légère 
Accroché au pied des ormeaux.

Je n’étais pas assez crédule
Pour croire aux légendes des eaux ;
Mais j’oubliais tous ces scrupules
Quand la splendeur des libellules
Traversait l’ombre des roseaux.

Tout alors devenait magique.
Grand-père évoquait des palais,
Des fêtes fantasmagoriques,
Des créatures féériques, 
Et ses mensonges me plaisaient.

J’ai trop aimé ce paysage
Pour l’oublier un seul instant.
Quand viendra le dernier voyage
Je voudrais poser mon bagage 
Là où battit mon cœur d’enfant.

J’aimerais m’asseoir sur la rive 
De l’aurore au déclin du jour,
En sachant que la fin arrive
Et qu’il faut suivre la dérive 
De l’eau, du temps et des amours.

                             
                            Jacques Chupeau

Prix du public 
Concours de poésie 2002

 » Quand le trait d’union joue les trublions

L’emploi du trait d’union réserve quelques surprises. Plutôt que de pester contre les caprices de l’usage, qui fait loi, mieux vaut porter un regard amusé et curieux sur des singularités parfois déconcertantes, mais sans lesquelles l’orthographe cesserait d’être un sport excitant. Le petit texte qui suit permettra à chacun de tester ses compétences et de mieux contrôler ce trublion de trait d’union.

Moquez-vous du qu’en-dira-t-on.

À mi-chemin entre le non-conformisme et l’anticonformisme, placez-vous à toute heure au-dessus des préjugés. Marchez nu-pieds en dehors des sentiers battus ; aimez les arcs-en-ciel et les boutons-d’or ; chantez à tue-tête et vivez sans-façon, sinon sans-gêne, sans craindre le remue-ménage et le tohu-bohu. Préférez la compagnie des bons vivants à celle des rabat-joie, fuyez les trouble-fête et dites-vous bien qu’il y a plus de quatre-vingt-dix-huit raisons (plus de cent huit peut-être) de penser que l’excès d’eau de rose n’est pas moins nocif que l’abus d’eau-de-vie.

Au terme de cette dictée aux allures de parcours du combattant, inutile de demander pourquoi c’est-à-dire prend des traits d’union alors que tout à fait, tout à coup et tout à l’heure en sont dispensés : l’usage et les grammairiens, non sans quelque arbitraire, en ont décidé ainsi, et nous devons, en nous aidant au besoin du dictionnaire, prendre l’habitude d’écrire compte rendu (mais coffre-fort), par-dessus (mais par derrière), au-dessus (mais en dessous), contre-pied (mais contresens et contrecoup). Voilà bien des raisons d’en vouloir au trait d’union.

         Sans lui, pourtant, nos petits-enfants ne seraient que des gamins de petite taille, et une affaire réglée sur-le-champ aurait nécessairement un air de campagne. À défaut d’élargir le cercle restreint des amis du trait d’union, ces deux exemples pourraient suffire à montrer que ce trublion n’est pas tout à fait inutile.

Odile Heumoy, Eddy Lebien »